13 – VOLEUSE À LA TIRE

Boulevard Malesherbes, la foule des passant  s’était arrêtée quelques instants, en face du magasin de nouveautés Paris-Galeries, pour regarder avec cette curiosité béate qui est la caractéristique de la badauderie parisienne, une voiture automobile en panne sur le bord du trottoir.

Puis, comme l’accident paraissait devoir s’éterniser et que le spectacle ne se modifiait pas, les passants, peu à peu, s’en étaient allés indifférents, peu soucieux de savoir ce qu’il allait advenir des malheureux immobilisés ainsi sur la voie publique par les mystères de la carburation ou les défaillances de l’allumage.

Au bout de quelques instants, un homme surgit de dessous la voiture automobile. Il avait trempé la moitié de son corps dans le ruisseau, de telle sorte que ses vêtements lui moulaient le bras et la jambe d’un côté seulement. De l’autre, ses habits étaient maculés de cambouis. Il avait de la graisse et du noir sur le visage, sur le col, dans les cheveux. D’une voix caverneuse, il appela désespéré, cependant qu’il se dressait à demi de dessous la voiture :

— Nalorgne, passez-moi la clef anglaise !

C’était Pérouzin, dont la voiture, une fois encore, se trouvait en panne et qui s’efforçait de la réparer. Il répéta d’une voix chargée d’angoisse :

— La clef anglaise ! Nalorgne, voulez-vous me la passer ? Elle doit être dans le coffre arrière, ou sur le coussin de devant.

S’exprimant ainsi, Pérouzin jetait des regards désespérés en direction de Paris-Galeries à son inséparable ami qui demeurait planté sur le trottoir, à quelques pas de lui, debout le long d’un arbre, et immobile comme s’il avait été frappé de paralysie soudaine.

— La clef anglaise, répéta Pérouzin, d’un ton larmoyant.

— Non, dit Nalorgne.

Puis, il reprit sa position immobile, semblant étudier fixement quelque chose. Pérouzin, d’abord interdit par, cette brève réplique, insista de nouveau :

— Qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi ne voulez-vous pas me passer la clef anglaise ? J’en ai pourtant besoin, c’est le tuyau du carburateur qui s’est desserré, ça fuit comme un panier, nous perdons toute notre essence. Je vous en prie, la clef anglaise !

Encore une fois, Nalorgne répondit :

— Non.

Pérouzin allait protester, puis il réfléchit qu’une altercation ne servirait à rien, sinon à le ridiculiser, lui et son collègue. L’ancien notaire était de bonne composition et peu partisan des discussions.

— Si Nalorgne me refuse la clef anglaise, pensa-t-il, c’est qu’il doit avoir ses raisons pour cela. Peut-être a-t-il peur de se salir les mains ?

Et, brave homme, Pérouzin se tira, non sans peine, de dessous l’automobile. Il allait monter sur le marchepied de la voiture pour fouiller sous les coussins et en retirer l’outil qui lui était nécessaire, lorsque Nalorgne lui fit un signe, cependant qu’il murmurait imperceptiblement :

— Laissez donc cela tranquille, venez et regardez…

Pérouzin obtempéra : il suivit des yeux le doigt de Nalorgne qui lui désignait quelque chose, quelqu’un plutôt, dans la foule amassée devant les étalages de Paris-Galeries.

— Voyez-vous, poursuivit mystérieusement Nalorgne, cette toute petite personne brune, aux cheveux ébouriffés, qui a l’air de s’intéresser vivement à l’étalage des corsets soldés à quatre francs soixante-quinze ?

Pérouzin ouvrit des yeux arrondis de surprise :

— Je la vois, en effet. C’est bien la toute petite femme, celle qui a plutôt l’air d’une gamine, d’une fillette ?

— C’est cela même.

— Ce n’était pas la peine de me déranger. J’ai énormément à faire sous la voiture, si c’est tout ce que vous aviez à me dire… Je suis étonné qu’un inspecteur de la Sûreté comme vous, qui, en outre, est un ancien prêtre, tombe ainsi en arrêt devant la première petite bonne femme venue et croit nécessaire de déranger ses collègues de leur travail.

— Vous serez toujours plus bête que nature, Pérouzin, fit-il, et je me demande comment j’ai pu autrefois m’associer avec vous pour monter un bureau d’affaires.

— Qui n’a pas réussi, d’ailleurs…

— Regardez-la ! Sacrée gamine, va ! Voyez-vous ce qu’elle va faire ?

— Je devine, elle va faire un coup, un mauvais coup. Sans doute chiper quelque chose à l’étalage ?

L’ex-notaire suivit curieusement des yeux la gamine qui, après avoir examiné sans grande attention les corsets, passait au rayon de fleurs et plumes, semblant s’intéresser vivement aux déclarations enthousiastes que faisait le vendeur préposé à l’écoulement de cet article. Mais, cependant qu’elle regardait ainsi, ses mains, qu’elle dissimulait sous une sorte de pèlerine, allaient et venaient autour d’elle, ses doigts écartés frôlaient sans cesse les gens qui se trouvaient à proximité. La gamine aux cheveux ébouriffés semblait se préoccuper particulièrement de suivre de très près une dame fort élégante qui s’intéressait, elle, aux objets exposés.

— Attention, ça va y être dans un instant. Voyez plutôt !

La gamine s’était rapprochée de plus près encore de la grande dame. Celle-ci portait suspendu à la saignée du coude, un réticule qui battait le long de sa jupe. Il était à peu près à quarante centimètres au-dessus du sol.

La petite femme, soudain, profitant d’une légère bousculade, laissa tomber son mouchoir sur le trottoir, et avec un geste fort naturel, se pencha pour le ramasser, mais en même temps, plus rapide que l’éclair, elle avait ouvert le réticule de sa voisine, elle y plongeait une main, petite main adroite, qu’elle retirait aussitôt ; puis, de l’air de la plus parfaite innocence, elle s’écarta, fit quelques pas dans la direction opposée.

Pérouzin n’avait rien vu, mais lorsque Nalorgne lui eut dit : « Eh bien, vous avez compris ? », il se contenta de répondre :

— J’ai compris, en effet. Cette petite personne a ramassé un objet par terre, mais il n’y a pas délit. C’est son mouchoir qui lui appartenait.

— Et dire, grommela-t-il, que c’est à des gens comme ça que l’on confie la surveillance de Paris ! Mon cher Pérouzin, nous allons faire une capture sensationnelle, entendez-vous ? Et pour réussir complètement, nous ne sommes pas trop de deux. Écoutez, obéissez-moi : vous allez aborder cette grande dame élégante qui s’en va. Vous allez lui dire ceci : « Madame, votre porte-monnaie vient de vous êtes dérobé, mais la police tient la voleuse, veuillez m’accompagner au poste de la rue d’Anjou, et votre argent vous sera rendu. » Moi, de mon côté, je vais arrêter la petite femme qui s’est emparée de ce porte-monnaie et je serai au bureau de police lorsque vous y arriverez avec la victime. Allez, dépêchez-vous !

— Et l’automobile ?

— Elle ne s’en ira pas, soyez tranquille, nous avons assez de peine à la faire marcher et vous vous y connaissez, du moins on le prétend. Songez donc, jamais personne d’autre ne pourra la faire démarrer. Et si, par hasard, d’ailleurs, cela arrivait, ce serait une bénédiction, car nous en serions débarrassés.

Ce dernier souhait que formulait Nalorgne était perdu pour Pérouzin qui s’élançait sur les traces de la grande dame élégante, fort inquiet à l’idée qu’il allait falloir l’aborder et que peut-être celle-ci aurait un médiocre plaisir à entrer en conversation avec un homme aussi sale que l’était Pérouzin qui venait de passer une demi-heure sous la voiture. Nalorgne, cependant, emboîtait le pas à la petite femme aux cheveux ébouriffés. Et, tout en la suivant, cependant qu’elle se dirigeait d’un pas assuré vers la Madeleine, il se répéta les instructions que lui avait données jadis son chef suprême, M. Havard :

— Le bon agent de la Sûreté ne doit pas faire de scandale lorsqu’il procède à une arrestation. Les choses doivent passer inaperçues.

Et Nalorgne, estimant qu’il fallait suivre à la lettre ces instructions, n’aborda point la petite femme avant qu’elle ne se fût éloignée de Paris-Galeries.

Le cœur battait un peu à Nalorgne, car c’était la première fois, depuis qu’il était inspecteur de la Sûreté, qu’il allait enfin réussir une arrestation. Oh, il était bien trop malin, pensait-il, pour révéler tout de suite sa qualité. Dès lors, pressant le pas, retroussant sa moustache et s’efforçant d’avoir l’air d’un séducteur, il dépassa la petite femme et, l’ayant heurtée à l’épaule pour qu’elle le regardât, il lui décocha un coup d’œil si peu équivoque, si caractéristique, que les plus éhontées professionnelles du trottoir ne l’auraient pas renié.

La petite femme le regarda, et, bien qu’elle fût fort troublée, faillit éclater de rire. Nalorgne, cependant, engageait la conversation :

— Dites donc, mademoiselle…

— Ah, non, très peu ! Quelle caricature !

Nalorgne avait entendu. Ça, par exemple, c’était raide. Et instantanément, il lui revint à l’esprit qu’il était inspecteur de la Sûreté, qu’il incarnait la Puissance, et que laisser quelqu’un se moquer de lui, c’était permettre que l’on bafouât l’autorité. Dès lors, changeant brusquement d’attitude, il laissa lourdement sa main s’abattre sur l’épaule de la gamine, et d’une voix de stentor lui déclara :

— Au nom de la loi je vous arrête !

L’effet ne manqua pas de se produire. La gamine poussa un cri terrible, essaya de s’arracher à Narlogne, mais celui-ci la maintenait de ses doigts crispés sur son épaule. La petite femme se jeta par terre, roulant sur le trottoir, entraînant dans sa chute le grand inspecteur de la Sûreté. Un attroupement considérable se produisit et aussitôt, les commentaires de la foule se manifestèrent, peu flatteurs à l’égard de cet homme qui brutalisait cette malheureuse :

— Il en a du culot le frère ! Quelle brute ! Si c’est permis de maltraiter ainsi une gosse !

— Attends un peu, propre à rien ! On va t’apprendre à tomber sur les gens ! Canaille, va !

Peu s’en fallut que Nalorgne ne s’en tirât avec force blessures et horions. Mais, heureusement, deux agents en uniforme étaient survenus. Nalorgne se fit connaître, et les sergents de ville, écartant la populace, finirent par rétablir l’ordre, par restituer la petite femme au policier. Puis, l’un traînant l’autre, suivis des gardiens de la paix et d’une foule considérable, ils s’acheminèrent vers le bureau de police de la rue d’Anjou.

Si Nalorgne, à ce moment, avait réfléchi aux instructions de M. Havard, il aurait dû s’avouer, en bonne conscience, qu’il ne les avait pas strictement observées. Cette arrestation d’une toute petite femme par un policier robuste avait ameuté tout le quartier.

La prisonnière, au commissariat, fut transférée dans le local réservé aux personnes arrêtées sur la voie publique. Quelques instants après, Nalorgne qui ne la quittait pas, fut invité à passer avec elle dans le cabinet du commissaire. Il y trouva Pérouzin et la grande dame élégante qui, toute pâle, achevait de déclarer au commissaire qu’en effet, son porte-monnaie venait bien de lui être dérobé. Pérouzin se rapprocha de Nalorgne :

— Vous savez, fit-il d’un air important que cela a été très difficile de la décider à venir jusqu’ici. Elle m’a pris pour un gigolo, elle croyait que je voulais lui offrir quelque chose et tout d’abord, elle m’a saqué [19].

— C’est comme moi avec la petite, fit Nalorgne, mais j’ai eu du flair et j’ai réussi à l’arrêter tout de même.

Pérouzin considéra Nalorgne avec admiration, puis il se regarda lui-même avec complaisance et, constatant que les deux personnes qu’il avait fallu amener au commissariat y étaient, il déclara d’un air convaincu :

— Nous sommes décidément des types épatants !

Le commissaire, brièvement, notait les déclarations de la grande dame. Lorsqu’il eut terminé, il lui tendit la plume :

— Veuillez, madame, fit-il, inscrire au-dessous de ces lignes, votre nom et votre adresse.

— Est-ce bien nécessaire ?

— Indispensable, madame, étant donné la plainte que vous formulez.

La personne volée parut hésiter un instant, mais elle se décida cependant à faire connaître son identité et, cependant qu’elle signait au-dessous du texte rédigé par le commissaire, elle murmura :

— Je suis la comtesse de Blangy, 214, avenue Niel… Vous n’avez plus besoin de moi, monsieur ?

— Un instant, fit le commissaire qui, se tournant vers Nalorgne, demanda : c’est la voleuse ?

— Oui, monsieur le commissaire, déclara l’ancien prêtre en poussant devant lui la gamine qui chancelait d’émotion.

— L’a-t-on fouillée ? demanda le magistrat.

La gamine protesta en pleurant :

— Il m’a bousculée m’sieu… Y m’a frappée comme une brute, mais il n’a rien trouvé sur moi. Cependant, je regrette ce que j’ai fait.

D’un geste brusque la gamine fouilla son corsage et en tira le porte-monnaie qu’elle avait audacieusement dérobé quelques instants auparavant.

— Voilà votre galette, fit-elle en s’adressant à sa victime. Comptez voir. Il n’y manque rien.

La comtesse de Blangy eut un regard apitoyé pour la voleuse :

— Pauvre petite, murmura-t-elle. Les mauvais exemples sans doute…

Mais elle avait hâte de s’en aller. Le magistrat toutefois ne lui rendait pas son argent :

— Il est indispensable, fit-il, que je garde provisoirement votre bourse à titre de pièce à conviction. Toutefois, madame, vous pouvez vous retirer. Vous serez certainement convoquée par le juge d’instruction.

Une demi-heure plus tard le magistrat avait terminé l’interrogatoire de la gamine. Elle avait dit s’appeler Rose Coutureau, exercer la profession d’artiste au Théâtre Ornano et vivre avec son père qui remplissait les fonctions d’habilleur et de gardien d’accessoires à ce même établissement. Cette révélation avait déterminé d’ailleurs une explosion de larmes :

— Quand il va me retrouver, avait hurlé la petite, sûr qu’il me tuera !

Mais le magistrat sévèrement, bien qu’avec ironie, avait répondu :

— N’ayez aucune crainte, nous sommes là pour vous protéger contre lui, et d’ailleurs, vous n’allez pas le revoir tout de suite monsieur votre père, car je vous envoie coucher au Dépôt.

En dépit des lamentations de la malheureuse, le commissaire la confiait aux agents de police qui la ramenaient dans le petit local dont elle avait été extraite pour venir répondre au magistrat et où elle allait rester désormais jusqu’au prochain passage du « panier à salade ».

Toutefois, un brigadier, brave homme, ému par cette douleur intense, avait chuchoté à l’oreille de la prisonnière :

— Ne vous faites donc pas tant de bile. Si c’est la première fois que ça vous arrive, vous aurez la loi Bérenger [20].

***

Dans les coulisses du Théâtre Ornano, le père Coutureau faisait un tapage du diable, encore que sur les murs fussent apposées d’énormes affiches recommandant le silence :

— Quelle taule, nom de Dieu, jurait-il, c’est pas un métier que je fais ici ! Les forçats de la Nouvelle [21] ont moins de turbin que moi.

Il brandissait à la main une poignée de sabre.

— Que voulez-vous que j’en foute ? grommelait-il. Un sabre sans fourreau et sans lame ! Allez donc équiper avec ça, une troupe de militaires ?

Le père Coutureau s’introduisit dans une sorte de réduit obscur qu’on intitulait pompeusement : « Magasin d’accessoires ». Il bouscula l’amas d’objets qui s’y trouvaient entassés dans le plus grand désordre et finit par découvrir une latte de bois. Il parut consolé :

— Voilà qui fera l’affaire, dit-il.

Et, avec un bout de ficelle, il attacha la poignée de sabre à cette lame improvisée. Puis il prit un chapeau, un ancien bicorne de garçon de banque, et s’efforça d’y fixer quelques plumes, provenant sans doute d’une volaille à bas prix.

— Avec ça, dit-il, j’aurai encore l’air de quelque chose.

Le père Coutureau se regarda dans une glace et parut satisfait : habilleur, accessoiriste, il était encore second régisseur et même figurant au Théâtre Ornano. Il portait à ce moment-là, une sorte d’uniforme qui pouvait passer pour une tenue de général. Il sortit de la régie, appela autour de lui :

— Venez vous autres. On va lever dans quelques instants ! Attention au défilé !

Quatre individus, vêtus en soldats coloniaux, dont l’uniforme consistait simplement en casques de métal que l’on avait recouverts de toile blanche, s’approchèrent, écoutant les instructions du chef :

— Vous entrez côté cour, vous sortez côté jardin, déclarait-il, l’un derrière l’autre, en marchant au pas, puis sitôt fait, vous passez derrière la toile de fond pour revenir côté cour et recommencer. Vous pensez bien qu’il faut défiler plusieurs fois, les affiches annoncent une armée de cent cinquante hommes. Or, moi compris, nous sommes sept. Bien entendu, faudra changer vos attitudes, et au besoin vos costumes.

— Mais, fit remarquer un figurant, nous n’en avons pas de rechange.

— Qu’est-ce que cela fait ? Changez tout au moins de casque entre vous. Cela vous fera des physionomies différentes, les uns auront un casque trop petit, les autres un casque trop grand, ça sera très bien. Quoi ? qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’on me veut ?

Le concierge du théâtre, qui venait d’arriver, tirait le père Coutureau par le bras.

— Dis donc, fit-il, il y a comme ça deux types qui demandent à te parler.

— Penses-tu que j’ai le temps en ce moment ? Dis qu’ils repassent !

— Paraît que c’est urgent poursuivit le concierge, c’est rapport à ta môme.

— Qu’est-ce qu’ils peuvent bien me vouloir ? Si c’est rapport à Rose, ils n’ont qu’à s’adresser à elle, directement, elle doit être en train de se fringuer, puisqu’elle est du premier tableau. Dis-leur la quatrième loge dans l’escalier de droite.

— Rose n’est pas là, fit le concierge, et les types veulent te voir personnellement.

— Alors, qu’ils montent !

Décidément, le père Coutureau était un personnage auquel il fallait obéir. Le concierge descendait, rendit sa réponse aux deux individus qui attendaient.

Le Théâtre Ornano était un établissement peu ordinaire. Construit à la fourche de la rue Clignancourt, tout au sommet de la Butte Montmartre, il avait pour clientèle habituelle, non seulement la petite bourgeoisie du quartier, mais encore les apaches et les rôdeurs du boulevard Barbès et de la Chapelle. C’était un théâtre où l’on était en famille. Dans la salle, tous les soirs, se faisait une grande consommation d’oranges. On s’interpellait aussi du parterre à la scène, et réciproquement. Il arrivait souvent que des spectateurs ou des spectatrices qui avaient trop dépensé d’argent pour venir voir le drame ou la comédie, se faisaient sans difficulté embaucher comme figurants ou petits rôles. De telle sorte que c’était un perpétuel va-et-vient de l’extérieur à l’intérieur des coulisses. La clientèle, comme la troupe était toujours la même. On se connaissait de part et d’autre de la rampe. Cela créait une atmosphère cordiale, une véritable intimité.

Les deux hommes qui étaient venus demander le père Coutureau n’étaient autres que Narlogne et Pérouzin. Depuis leur sensationnelle capture, les inénarrables inspecteurs de la Sûreté étaient gonflés d’importance et pleins de joie. Ils ne manquaient pas de courage, et tous deux avaient juré de justifier la réputation de « types épatants » qu’ils s’étaient octroyée. Oui, ils ne ménageraient pas leurs peines, et feraient, au sujet de ce vol abominable qu’ils avaient découvert, une enquête minutieuse et serrée.

Pérouzin avait suggéré à Nalorgne :

— Va falloir être très malins pour faire causer le père de la petite, et lui annoncer la chose en douce. Tirons-lui d’abord les vers du nez, on ne sait jamais. Quoi qu’en ait dit la gamine qui paraît redouter plus que tout la colère de son papa, cet homme est peut-être un malfaiteur, le complice de sa fille.

— Bien parlé, approuva Nalorgne. Dans toute affaire de ce genre, il faut avoir énormément de circonspection.

Le concierge les faisait monter par un étroit escalier dans lequel ils trébuchaient, puis les deux inspecteurs débouchèrent dans ce que l’on appelait au Théâtre Ornano « les coulisses », c’est-à-dire dans le local le plus exigu et le plus innommable qu’il fût possible d’imaginer. Du premier coup, Pérouzin, en surgissant sur le plateau, remarquait qu’il y avait tout autour de lui un tas de petites femmes fortement maquillées et qui jacassaient avec animation, tout en regardant les nouveaux venus, en se poussant du coude, et en étouffant des rires narquois. On entendit même quelques appréciations peu flatteuses :

— Oh ben, il en a une binette ! Non, mais regarde-moi ça !

Pérouzin essaya de plastronner, mais il était gêné par ces paires de grands yeux moqueurs qui se fixaient sur lui. Quant à Nalorgne, il soufflait bruyamment, surpris par cette odeur caractéristique des coulisses de théâtres populaires, qui sentent à la fois l’humidité, la parfumerie à bon marché, la transpiration et l’évier sale.

Soudain, un individu vêtu en général nègre se rapprocha des deux inspecteurs de police :

— C’est moi, le père Coutureau, dit-il. Qu’est-ce que vous me voulez ? Grouillez-vous de causer, je n’ai pas le temps.

— C’est au sujet de votre fille, Rose Coutureau.

Nalorgne s’interrompit pour graduer ses effets, agir avec délicatesse. Il reprit enfin :

— Elle ne viendra pas au théâtre ce soir.

— Ah, s’écria le père Coutureau, et pourquoi nom de Dieu ?

— Parce que, déclara Pérouzin, elle vient d’être arrêtée en flagrant délit de vol.

Le père Coutureau devint écarlate. Il agita fébrilement son sabre de bois, regarda les deux inspecteurs avec stupéfaction :

— Ah nom de nom !

Il se retourna :

— Attention, vous autres, au défilé ! ordonna-t-il aux six figurants affublés de casques. Puis, regardant les inspecteurs :

— Ah nom de nom de nom, la salope !

Il avala sa salive, fit un effort pour articuler des mots qui ne sortaient point de sa gorge contractée, puis posant la main sur l’épaule de Pérouzin, il déclara familièrement :

— Eh bien, ça devait arriver ! La sacrée gamine tourne mal, depuis quelque temps. C’est pas étonnant d’ailleurs. À force de se galvauder comme elle le fait et de se mêler au monde des fripouilles, c’était obligatoire. Quand on fréquente le monde, on ramasse la frotte [22], c’est-y pas vrai ? Mais au fait, qu’est-ce que vous en savez, vous autres ?

— Nous sommes inspecteurs de la Sûreté.

Et Pérouzin triomphalement, ajouta :

— C’est nous qui, l’ayant surprise en flagrant délit, qui l’avons mise en état d’arrestation.

— Ouais, ça vous va bien à vous, et vous en avez bien l’air. Ah, saloperie !

Pérouzin demeurait interdit. À qui s’adressait cette dernière insulte ? Le père Coutureau qualifiait-il de « saloperie », sa fille la voleuse, ou l’inspecteur de la Sûreté qui l’avait arrêtée, mise hors d’état de nuire, au nom de la société ?

Pérouzin se sentait tout ému à l’idée qui lui venait soudainement à l’esprit, à savoir qu’en effet, il incarnait en personne la défense et la protection de cette organisation de l’humanité, immense, formidable, que l’on appelle la société.

Cependant on avait entendu les deux inspecteurs décliner leurs qualités. La foule des artistes et des figurants s’étaient assemblée autour d’eux. On déplorait tout bas l’aventure. On plaignait cette pauvre petite Rose Coutureau. Mais soudain, le père Coutureau reprit la parole. Il appréhenda un individu qui venait de se glisser entre deux portants :

— Canaille de Beaumôme, cria-t-il, c’est toi la cause de tout cela !

Se dandinant, l’individu qui jetait un mauvais regard sur son interpellateur, se rapprocha :

— Qu’est-ce qu’on me veut ? Qu’est-ce que j’ai fait encore ? demande-t-il.

Le père Coutureau, qui, malgré la compréhensible émotion, n’oubliait pas la tradition et se souvenait qu’il était aussi un artiste, eut un geste solennel pour désigner aux inspecteurs de la police l’individu qu’il venait d’interpeller. Il tendait le jarret, il bombait le torse, et étendait le bras dans la direction du nouvel arrivant :

— Voilà la cause des malheurs de Rose ! déclara-t-il. C’est monsieur, un propre à rien, un rien du tout qui l’a débauchée, alors vous comprenez, la petite, voyant qu’elle était remarquée, a sans doute voulu faire la coquette, se payer des choses de luxe. Comme elle n’a pas les moyens, et que ce n’est pas monsieur qui la fait vivre, elle a volé pour être belle. Ah, misérable !

Dès lors, le père Coutureau se prit la tête dans les mains et sanglota bruyamment en secouant les épaules comme on fait au théâtre.

Cependant, du lointain, naissait une rumeur sourde d’abord, qui se précisait de plus en plus. Le père Coutureau reprit ses esprits :

— On s’impatiente dans la salle, fit-il. Le fait est que nous avons dix minutes de retard.

D’un geste autoritaire, il fit signe à l’amant de sa fille :

— Au rideau Beaumôme, au rideau ! Je frappe les trois coups, et on va lever.

— Pardon monsieur, interrompit Nalorgne, mais je voudrais avoir un instant d’entretien avec vous.

— Tout à l’heure ! clama le régisseur. Vous pouvez bien attendre, vous voyez bien que je suis occupé.

Dès lors, tout à son métier, le père de la voleuse se multiplia, oubliant ses soucis personnels pour ne songer qu’à l’art, dont il allait assurer, une fois encore, la manifestation solennelle.

Quelqu’un dans le groupe des artistes s’enquit auprès de Pérouzin du sort que l’on allait réserver à l’infortunée petite Rose. C’était un jeune homme élégant, bien vêtu, et dont l’apparence distinguée contrastait au milieu de ce groupe d’artistes, braves gens sans doute, mais n’appartenant évidemment pas à ce que la profession compte de plus huppé.

C’était Dick, l’ami, l’amoureux peut-être de la riche Américaine du Gigantic Hôtel, miss Sarah Gordon. C’était lui dont, quelques soirs auparavant, Juve avait été surpris d’apprendre qu’il appartenait à ce modeste théâtre de quartier, alors qu’il était premier prix du Conservatoire.

— Qu’en a-t-on fait ? demandait Dick, auquel Pérouzin répondit :

— Elle est au Dépôt, et non pas jusqu’à demain matin comme cela se passe d’ordinaire, mais pour quarante-huit heures encore, parce que, comme vous le savez, il y a deux jours de fête, nous sommes samedi soir, le juge ne l’interrogera que mardi.

— Ne pourrait-on pas, suggéra l’artiste, désintéresser la personne volée et obtenir la mise en liberté de la petite ?

Pérouzin hésitait à répondre, ne sachant trop que dire. Autour de lui, les artistes prenaient cela pour un acquiescement et spontanés, généreux, comme ils le sont tous, fouillaient leurs poches, proposaient d’organiser une collecte, de rembourser intégralement la dame volée, afin que l’on mette tout de suite la pauvre Rose en liberté. Mais Nalorgne expliquait :

— Il n’y a rien à faire tant que la plaignante n’aura pas signé son désistement.

— Quelle est cette plaignante ? demanda Dick.

— La comtesse de Blangy.

***

Cependant, l’assistance houleuse de la salle s’était calmée. On venait de frapper les trois coups. Le rideau se leva. Il y avait foule ce samedi soir, et si le public au parterre était relativement tranquille, on faisait grand tapage dans les galeries.

Évidemment, la police aurait pu faire avec profit une descente au Théâtre Ornano, dans les loges de face, à vingt sous la place. Il y avait là des gaillards qui, certes, auraient eu beaucoup de choses à raconter au juge d’instruction. Par exemple : Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz ; Adèle, l’ancienne bonne, trônait au premier rang d’une loge, cependant que Bébé, placé à côté d’elle, lui faisait des agaceries. Adèle, toute fière, déclarait :

— Voilà le rideau qui se lève. C’est Beaumôme. C’est mon amant qui le fait marcher.

On s’esclaffa :

— Ah véritablement, ce Beaumôme était un type pas ordinaire, qui savait tous les métiers.

— Le fait est, reconnut Adèle, qu’il est rudement costaud, mon homme !

— Ton homme, crâneuse, tu te figures donc qu’il est à toi toute seule ? demanda Œil-de-Bœuf, sournois.

— Sais-tu pas, poursuivit Bébé, que s’il est au théâtre maintenant, c’est uniquement parce qu’il couche avec la fille du père Coutureau ?

— Répète-le voir ! fit Adèle, serrant le poing, l’œil étincelant.

Prudemment, Œil-de-Bœuf battit en retraite :

— Moi, j’en sais rien, j’ai pas la preuve, mais c’est ce que tout le monde dit.

— Ah la garce ! grogna-t-elle. Eh bien, comment que je vais l’arranger, cette petite Rose, lorsqu’elle va paraître en scène tout à l’heure.

Elle se tourna vers Bébé :

— Tu vas voir, fit-elle, si je sais ce que c’est que de faire du potin.

— Faut pas te gêner, ma fille, bien au contraire. Tant plus qu’il y a du bruit, tant plus on rigole. Tiens, justement, voilà Dick qui est en scène, la Rose Coutureau va entrer dans un instant, la voilà qui vient, regarde.

Dans la loge, on s’apprêtait à rire. Adèle avait placé devant elle le sac d’oranges, elle allait en bombarder la jeune artiste sitôt son apparition sur la scène. Elle leva le bras. Mais Bec-de-Gaz d’un geste brusque, arrêta son mouvement :

— Rien à faire, suggéra-t-il, tiens-toi tranquille, Adèle. Tu vois donc pas que c’est une autre qui tient le rôle ? Rose Coutureau est doublée.

Adèle interdite, considéra un instant la nouvelle venue, reconnut que ce que disait Bec-de-Gaz était exact.

— Elle est doublée, c’est vrai fit-elle, mais pourquoi ?

Il y eut un silence, nul ne le savait encore.